1957 La bande dessinée n’existe pas
encore
D’accord,
les puristes ne manqueront pas de faire remarquer que l’expression « bande
dessinée » a été utilisée dans le journal Populaire de la SFIO en juin 1938, avant une apparition dans le
quotidien La Nouvelle République en
novembre 1949, puis Miroir Sprint en
1952 et Lectures pour tous en 1954.
(Et nul doute que de patients chercheurs trouveront des dates
antérieures).
En
fait, pour la majorité des gens, dans les années 50, on ne connaît guère que le
mot « illustrés » utilisé
souvent dans un sens péjoratif (« un illustré, c’est salissant »), ce
qui permet de cantonner le genre dans les lectures enfantines. D’autres
utilisent l’expression américaine « comic strips », permettant une
réduction commode de ce mode d’expression bon pour « les journaux pour
rire ». Simone Lacroix, en 1956, dans La
Presse pour enfants en France définit ainsi laborieusement les
« bandes illustrées » : « L’illustrateur d’aujourd’hui raconte une histoire par l’intermédiaire
d’images enfermées dans une série de cadres successifs, alignée en bande et
couvrant toute la page. Le texte, généralement en style direct, est réduit à
quelques lignes ou à quelques mots. »
En
1958, Elisabeth Gérin dont il faut souligner une ouverture d’esprit rare à
l’époque, dans Tout sur le presse
enfantine, utilise, outre le mot « illustré » très fréquent
et faute de mieux, les expressions « histoire à ballons » et
« bandes illustrées ».
Donc,
en 1957, si la bande dessinée n’existe pas réellement, en dépit de sa déjà
longue histoire (et il est franchement inutile de remonter à la Tapisserie de
Bayeux, voire aux cartouches de l’Egypte ancienne pour lui donner un semblant
de légitimité dont elle n’a que faire), c’est parce qu’elle est globalement
l’objet d’un mépris général de la part d’adultes qui ne sont pas toujours aptes
à la lire correctement.
Dans
cette époque très largement iconophobe, elle est bannie des écoles et des
bibliothèques et beaucoup se demandent s’il ne faut pas tout bonnement
interdire l’illustré, huit ans après l’adoption de la Loi de post-censure du 16
juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse.
La
revue de Jean-Paul Sartre Les Temps
modernes illustre bien cet état d’esprit en publiant en octobre 1955 (six
ans après l’exposé des délires de G. Legman sur la Psychopathologie des comics), l’article de Fredric Wertham sur Les « crime comic-books » et la
jeunesse américaine. Après cela, comment voulez-vous qu’on ne croie pas que
la bande dessinée est criminogène ?
Au
risque assumé de me faire un bon nombre d’ennemis parmi les bien pensants de la
critique qui estiment que certaines personnalités sont intouchables, je vous
livre quand même certains propos du
critique influent, communiste et instituteur Raoul Dubois qui, avec son épouse Jacqueline,
a publié en 1957, La Presse enfantine
française aux Éditions des Francs et Franches Camarades.
Malgré
mes recherches je n’ai pas pu mettre la main sur cet opuscule de 48 pages mais
le professeur Laurence Grove de l’Université de Glasgow en a publié des
extraits dans plusieurs ouvrages, comme Text/Image
Mosaics in French Culture Emblems and Comic Strips (European Cultural
Transition, 2005 et 2017) et Comics in
French The European Bande Dessinée in Contexte (Polygons Volume 14, 2013).
Raoul Dubois, prenant la digne succession de Georges Sadoul en 1938, en partageant un antiaméricanisme tenace, rapporte
ce fait divers dans deux phrases dont la juxtaposition est habile :
« A Juilly, deux petits bergers
massacrent une famille de cinq personnes. On trouve dans leur chambre une
abondante provision d’illustrés. »
Mais,
plus haut, Raoul Dubois avait prudemment écrit : « Nous savons tous que l’illustré ne porte pas
seul la responsabilité du passage des jeunes devant le tribunal pour enfants. »
No comment.
On
aura compris que Raoul Dubois, membre de la Commission de contrôle de la loi de
1949 et qui, avec son épouse, va publier plusieurs ouvrages sur la presse des
jeunes déteste tous les « illustrés » « Car rien n’est plus affligeant que la bêtise générale des histoires
racontées en images par les illustrés ; aucune ne supporte une analyse un
peu sérieuse » Cette position intégriste adoptée par un
responsable de mouvements de jeunes ne sera pas sans conséquences. (Et qu’on ne
me dise pas, une fois de plus, une fois de trop, qu’il partageait les idées de
son temps, certes, très « iconophobe ».)
On
attribue alors aux « illustrés » tous les maux de la terre et le mot
appelle souvent le terme délinquance (c’est plus facile que de mettre en cause
les traumatismes de la guerre). La nocivité de la bande dessinée est une
évidence pour des critiques souvent proches du parti communiste et des revues
comme Enfance (créée par Henri Wallon,
voir les numéros de 1953 et 1956), Vers
l’éducation nouvelle, Méthodes actives
où Mathilde Leriche, comme l’écrit Thierry Crépin, « se montre tout aussi imperméable à la bande dessinée qu’en 1935 ».
(Aïe, Aïe, Aïe, je vais payer cher cette citation !). D’ailleurs, il faut
noter l’ancienneté de la référence autant utilisée par Raoul Dubois que Marc
Soriano (eh, oui). Il s’agit du pamphlet de Georges Sadoul intitulé Ce que lisent vos enfants datant de
…1938.
Une référence qui commence à dater
Dans
son Guide de la littérature enfantine
de 1959, Marc Soriano ignore les bandes dessinées sauf lorsqu’il revient sur la
décennie des années 30, « l’époque
où triomphent les « comics », bandes dessinées dont les images
volontairement simplifiées et le texte – réduit à sa plus simple expression –
rivalisent de vulgarité et de sottise. » (p. 40) Qu’on n’attende pas
de lui davantage d’indulgence dans l’édition de son Guide en 1974 (réédité tel quel en 2002). On lit, page 71 :
« D’une manière générale, les bandes
de bonne qualité restent rares. Le plus souvent, il s’agit de productions
hâtives, d’un dessin indigent, d’une ironie lourde et dont l’orientation est
volontiers raciste ou belliciste. »
C’est
d’autant plus surprenant que Marc Soriano et son épouse Françoise publient en
1957 dans le journal Vaillant des
contes et des textes.
Ils côtoient donc les excellents scénaristes Jean
Ollivier et Roger Lecureux, les dessinateurs talentueux que sont Poïvet,
Bastard, Cézard, Gire, Monzon, Tabary, Trubert, André Joy (Gaudelette), Le
Guen, Mas, Coelho, Gillon ou Nortier…
Dans
ce temps de guerre froide, critiques laïques et catholiques, sans se concerter
mais tous hostiles au principe de plaisir, critiquent une littérature
distractive. Par exemple, l’abbé Jean Pihan
et René Finkelstein, responsables des publications « jeunesse » des
éditions Fleurus et dont la revue Éducateurs
évoque souvent les journaux pour jeunes non sans parti pris, participent à la
polémique sur les illustrés et dénoncent la « neutralité » pourtant bien légitime des
journaux laïques tandis que la Ligue de l’enseignement et la Fédération des
Francs et Franches Camarades continuent de se montrer très critiques vis-à-vis
de la bande dessinée (six ans après le film On
tue à chaque page).
Un
des rares auteurs d’une Histoire de littérature enfantine en 1950 (essai
augmenté en 1957), affirme avoir été aidé par Romans à lire, rom ans à proscrire de l’abbé Louis Bethléem. Cet
auteur qui publie des romans chez Fleurus limite sa connaissance de la bande
dessinée à Hergé qui « a promené son
Tintin sur tous les continents » et à Alain Saint-Ogan pour Zig et Puce.
Les
intellectuels ignorent pour longtemps encore l’existence des bandes dessinées.
C’est en raison de ce mépris que la sociologue Évelyne Sullerot publie en 1966
chez Opera Mundi un petit essai au titre provocateur : Bande dessinée et culture. Elle ose tout
simplement dire : « On ne lit
pas des bandes dessinées pour s’instruire. On les lit par plaisir ». (Et
je suis fier que l’école maternelle de mon village porte le nom de cette pionnière
exceptionnelle).
Communication faite à Bordighera au premier salon international des bandes
dessinées en 1965
En
outre, si la bande dessinée en tant que telle n’existe pas en 1957, il y a plus
grave. Les scénaristes et les dessinateurs n’existent pas non plus. Bien
qu’elle publie des vignettes de B.D. dans son livre, Elisabeth Gérin ne cite
aucun auteur ou dessinateur, même ceux de la Bonne Presse qu’elle connaît bien
(puisqu’elle cite la B.D Thierry de
Royaumont).
On
devine le changement que devrait produire l’essor de la bande dessinée franco-belge
et la naissance du journal Pilote en
1959. C’est aussi l’année où Pol Vandromme publie chez Gallimard Le Monde de Tintin, un ouvrage dans
lequel il utilise d’ailleurs l’expression « bandes
dessinées » (par exemple, page 179) !
Mais
n’anticipons pas.
Passionnant de bout en bout ! Une chose me chiffonne particulièrement : il faut croire que ceux qui méprisent la future bande dessinée, catholiques ou communistes pour dire vite, font une différence entre les illustrés et leurs propres publications dont le succès repose quand même beaucoup sur les bandes dessinées. Il doit bien y avoir des pédagogues, des éducateurs populaires, des rédacteurs en chef de revues pour enfants qui favorisent les histoires illustrées, en bande ou en ballons puisqu'elle se développe durant les années 50. Quel est alors leur discours sur le sujet ? Ils doivent bien trouver une justification à produire et encourager un genre, une forme, qui sont très proches de ce que font les illustrés illustrés. Quelle différence font-ils entre les illustrés et leur propre production ?
RépondreSupprimerLa réponse n'est pas simple. Pour ne pas faire trop long, je dirais que certains dirigeants catholiques (qui projetaient des films fixes d'après les albums de Tintin dès les années 30) ont compris le parti qu"ils pouvaient tirer de journaux publiant des bandes dessinées au milieux d'articles plus ou moins religieux. C'est le cas de Gaston Courtois (qui demande à Hergé une bande "familiale" (Jo et Zette). Le père André Sève de la Bonne Presse aime la BD au point de se faire scénariste sous le nom de Jean Quimper pour Thierry de Royaumont. Elisabeth Gérin favorables aux BD de la Bonne Presse termine son livre en 1958 par une liste dans laquelle elle cite les publications "d'inspiration non catholique" (sous- entendu, à bannir) et déconseille presque tous les mensuels, petits formats et albums souples.
RépondreSupprimerLes spécialistes communistes ( Raoul Dubois, Marc Soriano...) semblent rester sur une position de leur aîné Georges Sadoul. C''est amusant de voir comment Jacqueline Dubois (épouse de Raoul), dans sa bibliographie critiques de "Journaux pour enfants" en 1953 vante les publications laïques et communistes (Roudoudou étant "le meilleur illustré pour les petits") et dénonce les "tendances moralisatrices et de propagation de la foi catholique" de Bayard et Bernadette Dans Tintin, "la qualité du dessin est en baisse constante" et Spirou diffuse "des bandes de propagande américaines". Il faut se rappeler que la BD était interdite en URSS. D'ailleurs, les éditions Vaillant mettent très longtemps avant de publier des albums de BD (en dehors de leurs recueils d'anciens numéros) malgré la richesse, la qualité et la variété de leur journal.
Le contexte de la guerre froide qui maintient les clivages idéologiques n'est pas non plus favorable. Davantage qu'Hergé, prudent et discret, René Goscinny va faire bouger les lignes et la naissance de Pilote en 1959 va heureusement changer la donne.