Jean-Paul Sartre, les illustrés, la censure et Les Mots
Pourquoi diable, la revue de Jean-Paul Sartre, Les Temps Modernes, a-t-elle choisi deux
fois (en 1949 et en 1955) de publier des articles d’auteurs traduits pour
condamner les illustrés, c’est-à-dire la
bande dessinée.
La première fois, ce fut dans son n° 43 de mai 1949 à travers
un article attaquant les « comics » d’une façon délirante, voire
démentielle, en tout cas exagérée. Ce n’est pas un hasard si ce fut deux mois
avant l’adoption par le Parlement français de la loi scélérate du 16 juillet
1949 sur les publications destinées à la jeunesse (dont il faut relire
l’absurde Article 2 qui permet d’attaquer n’importe quel écrit).
Les responsables de la dite revue, sans doute sous la
pression de leurs amis communistes. (Ils en étaient souvent restés aux propos de
Georges Sadoul datant de 1938, jugeant les illustrés comme des « condensés
de crimes »). Les dirigeants des Temps
Modernes auraient été bien inspirés de se documenter sur l’auteur de Psychopathologie des comics (traduction
flatteuse de Not For Children) de
Gershon Legman (1917-1999).
Il s’agit comme l’indique aujourd’hui sa fiche Wikipédia, d’un
auteur grivois, véritable obsédé sexuel, censuré pour ses propres écrits
pornographiques et qui « ne jouit pas de toutes ses facultés » comme
l’écrivaient en 1997 Harry Morgan & Manuel Hirtz dans leur ouvrage
commun : Le Petit Critique
illustré.
Selon Legman qui assure que la génération américaine
postérieure à 1950 ne sait pas lire et les « comic-books » donnent
aux enfants « un cours complet de mégalomanie paranoïaque ». Ils véhiculent
« les mêmes traits d’homosexualité et de sadisme que dans le
nazisme » et Wonderwoman semble
être pour lui une lesbienne.
Quand le docteur et psychiatre Fredric Wertham, en octobre
1955, publie dans le n° 118 de la revue Les Temps Modernes (dont Jean-Paul
Sartre est toujours le directeur) des extraits de son ouvrage Seduction
of the innocent sous le titre Les
« crime comic books » et la jeunesse américaine, il reprend, sans
preuve, la fameuse accusation faite aux bandes dessinées et maintes fois
reprise de favoriser la délinquance juvénile. L’article aura d’autant plus de
poids que Wertham, plutôt malhonnête, ne distingue pas les bandes dessinées
classiques des « crime comic books » qu’il illustre de cases choisies
et sorties de leur contexte. (L’Amérique qui n’en a pas fini avec McCarthy a
adopté le Comics Code en 1954.)
C’est ainsi, en tout cas, que Jean-Paul Sartre s’est fait le
complice des censeurs des illustrés et de la bande dessinée, se mettant au même
rang que feu l’abbé Bethléem, et reniant implicitement ses propres lectures
d’enfance faites dans Cri-Cri, L’Épatant
(publiant déjà Les Pieds Nickelés de Louis
Forton), Les Trois Boy-scouts ou Le Tour du monde en aéroplane d’Arnould
Galopin. Ces lectures d’images merveilleuses et fascinantes, il les confesse plus
tard dans Les Mots (1964), une
autobiographie si forte qu’elle aurait conduit, selon certains, à l’obtention
du Prix Nobel (refusé par l’auteur).
Il apparaît ainsi pour l’instant comme le défenseur d’une
culture élitiste bourgeoise, celle de son grand-père Charles Schweitzer, trahissant
à la fois sa mère Anne-Marie complice de ses lectures d’illustrés et ses jeunes
années revisitées plus tard dans l’autobiographie Les Mots.
Pour quels motifs aurait-il pu changer d’opinion sur le
sujet évoqué dans le livre Les Mots,
paru en 1964 mais dont il corrige les épreuves en avril 1963 ? La bande
dessinée a globalement toujours mauvaise presse mais en 1963 Jérôme Peignot
publie chez Denoël le recueil Les Copains
de notre enfance (mais l’anthologie de François Caradec I Primo eroi n’a pas franchi les
frontières de l’Italie !). En France, Francis Lacassin (déjà auteur en
1963 d’un Tarzan, mythe triomphant, mythe
humilié dans la revue Bizarre),
crée le Club des bandes dessinées avec Alain Resnais, Evelyne Sullerot, Jacques
Champreux, Pierre Couperie, Jean-Claude Forest et Jean-Claude Romer. Le Club
diffuse le bulletin illustré Giff-Wiff.
Il serait sans doute naïf de croire que ces petits faits
éditoriaux, pas plus que la naissance de Pilote
en 1959 ou le succès populaire grandissant de Tintin et d’Astérix aient
pu avoir une quelconque influence sur les opinions de Jean-Paul Sartre qui
reparlera néanmoins de ses illustrés dans le documentaire d’Alexandre
Astruc et Michel Contat : Sartre par
lui-même en 1972.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire