mardi 23 juillet 2013

Nouvelle du Prix François-Jodin 2013 : Tommy, le copain d'enfance inattendu

Prix François Jodin 2013 (organisé par la ville de Saint-Dié-des-Vosges et le quotidien Vosges Matin) : décerné en juin 2013 à Raymond PERRIN (Saint-Amé) pour sa nouvelle :

Tommy, le copain d’enfance inattendu

Dire quand et comment j’avais fait sa connaissance, c’était impossible. Ce fut sans doute un jeudi, au retour des courses à l’épicerie du quartier. On s’offrait à l’occasion quelques caramels à un franc. Or, nos habitudes d’écoliers du cours moyen avaient changé. Sans doute un meneur de la bande avait-il réussi à imposer la nouvelle mode. Nous avions jeté notre dévolu sur le chocolat, sans doute en raison des privations de la guerre, d’un semblant de prospérité retrouvée.
Il fallait voir avec quelle jouissance nous découvrions sous le papier d’emballage l’aluminium brillant sur lequel reposait la vignette colorée, notre passion. L’image convoitée rejoignait l’album-collecteur. La quête n’avait pas de fin. Après les Merveilles du Monde, les Paysages de France, la série des coureurs du Tour, notre appétit d’images, déjà nourri par nos illustrés violemment colorés, était insatiable….
C’est alors qu’était apparu le nouveau copain, avec sa tête souriante au visage très foncé, aux yeux ronds expressifs sous des cheveux frisés et crépus. Nous fûmes convaincus qu’il pouvait être des nôtres en voyant sa salopette bleue ornée sur la fesse d’une énorme pièce reprisée avec du gros fil noir. Ce signe de fraternité manifestait son appartenance probable à un milieu social proche du nôtre et son goût pour les jeux qui mettaient à mal nos modestes vêtements. Nous venions de lancer une nouvelle mode.
Celle de glisser sur les pentes douces des prés à l’aide d’une planche vaguement rabotée, enduite de bougie pour la rendre lisse. Au contact de la moindre dénivellation, la planche stoppait sa course. Nous étions projetés en avant, au prix d’une belle déchirure dans notre fond de pantalon. J’imaginais déjà notre nouvel ami nous accompagnant pour saisir à belles mains les truites arc-en-ciel du ruisseau ou les grenouilles de Mare-Sèche, marauder les cerises de la vieille Maria, faire ensemble mille cabrioles en vélo ou se lancer en parachute depuis les cimes des bouleaux flexibles.
Un peu ventru, le nouveau compagnon était aussi gourmand que nous. Son regard, tantôt naïf, tantôt roublard, suscitait la sympathie. Il fallait voir sa curiosité devant la vitrine exposant un chien primé lors d’une exposition canine. Les mains dans les poches d’une salopette couvrant la majeure partie d’une chemise à carreaux blancs et rouges, il paraissait attendri par l’animal esseulé. En fait, je retrouvai Tommy, (c’est le nom que je lui donnai intuitivement), près d’une usine à la grande cheminée de briques et aux toits crénelés comme ceux du tissage où travaillaient mes parents, harassés par le staccato infernal des métiers. Pour gagner quelque argent de poche, il avait convaincu le propriétaire d’un chien à tondre. Son travail pourtant consciencieux avait déplu à l’animal et Tommy avait fui dans un arbre, jusqu’au clair de lune, attendant que le chien apaise sa rancune. Chaque semaine, notre ami enrichissait notre mémoire d’aventures peu banales. Elles étaient pleines de couleurs vives qui égayaient notre quotidien gris et ennuyeux. Peu importe si ce qu’il nous montrait était ou non vraisemblable. On se doutait bien qu’il n’avait pas réellement été arbitre ou photographe sur un stade comme il le faisait croire. Ses histoires sobrement contées se terminaient en farce et nous nous contentions d’en rire. Ses déboires en cuisine quand il jonglait avec les assiettes finalement fracassées sur le sol ou lorsque sa recette trop personnelle conduisait ses invités à l’hôpital nous amusaient parce qu’il riait de lui-même.
L’affaire prit une autre tournure quand un ainé nous demanda si on s’intéressait encore à ces histoires de « nez-gros ». Naïvement, je répliquai que Tommy n’avait pas le nez gros, qu’il était seulement un peu épaté. Tout le monde s’esclaffa et on me fit vite comprendre qu’il voulait dire « négro » ! J’avoue que le fait qu’il soit noir m’avait alors échappé, j’étais choqué par cette façon de le nommer. Fâché de la tournure des événements, je répondis que ces Noirs avaient contribué à la libération de notre région en payant le prix fort, comme on pouvait le voir sur les rares monuments consacrés aux Tabors et Sénégalais.
Un souvenir brûlant me revint en mémoire. Quelques années plus tôt, nous avions dû quitter nos caves et notre village en feu et bombardé de toutes parts. Après une marche pénible, la rivière ayant quitté son lit pour occuper la chaussée, nous étions à la sortie du hameau. Le dernier pont était détruit. Des soldats étaient là pour nous aider à quitter ces lieux dévastés afin de gagner une contrée moins hostile. Je reverrai toujours ce jeune soldat noir qui m’empoigna vigoureusement et me déposa de l’autre côté de la rivière en crue.
Etait-il venu de sa lointaine Amérique pour être débarqué en Normandie ou était-ce un soldat africain de l’armée en marche depuis l’Afrique du Nord ? J’ai toujours préféré ne pas le savoir pour toujours associer les deux possibilités dans ma mémoire reconnaissante.
Le lendemain, en classe, un autre événement plus grave devait se produire. L’institutrice avait sa tête des mauvais jours. Les cahiers du jour corrigés, empilés sur le bureau, laissaient présager la longue litanie des reproches assortie des centaines de lignes à copier pour nos fautes et nos erreurs. Mais en redressant son opulente poitrine, elle prit un ton solennel pour révéler un « scandale ». Des passants du quartier avaient retrouvé dans un fossé une tablette de chocolat à peine entamée mais délestée de sa vignette colorée et l’avaient rapportée à l’institutrice pour une leçon de morale. Nous avions compris que l’image disparue évoquait une histoire de Tommy, alias Chocorêve, le petit Noir qui nous distrayant tant. Comme nous échangions nos doubles au vu de tous dans la cour de l’école, nous étions tous suspects. L’institutrice dont le mari était gendarme nous promettait les pires tourments, jusqu’à une nuit en prison si le coupable ne se dénonçait pas. Personne ne broncha. Qui avait commis cette sottise bête et choquante alors que les restrictions de la guerre hantaient nos mémoires ? Nul ne le sut jamais mais la collecte des vignettes des aventures du petit Noir s’arrêta net.
Qu’importe, le même dessinateur venait d’entreprendre les aventures d’un petit Indien d’Amérique. Je savais maintenant à qui m’intéresser ? 



P. S. : Cette nouvelle mêle intimement Histoire et fiction, une fiction qui s’accorde beaucoup de libertés par rapport à la première.
A propos du personnage de Chocorêve, utilisé par le chocolat Ibled, on sait que c’est une invention du dessinateur signant « Rol. » lequel Rol. raconte d’abord  ses aventures dans le journal La Voix du Nord. Mais Rol. est-il Roland Venet (né en 1919 selon Henri Filippini) ou Rochelle (bien connu des lecteurs du Journal de Tintin) ou les deux ? Le mystère demeure.
Rol a dessiné dans de nombreux journaux, en particulier dans Tintin (le petit Indien Wa-Pi-Ti, couverture de L'Anneau d'Athanase dans le n° 236 du 30 avril 1953...),  dans Line pour Miche et Mouche, dans Record... Wa-Pi-Ti a également été publié au cours des années 50, en "strips", par La Vie catholique.
Comme le quotidien Vosges Matin ne publie pas la nouvelle qui comporte environ 6000 signes, la voici.  

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