Prix François Jodin 2013 (organisé par la ville de
Saint-Dié-des-Vosges et le quotidien Vosges
Matin) : décerné en juin 2013 à Raymond PERRIN (Saint-Amé) pour sa nouvelle
:
Tommy, le copain d’enfance inattendu
Dire quand et comment j’avais fait sa connaissance,
c’était impossible. Ce fut sans doute un jeudi, au retour des courses à
l’épicerie du quartier. On s’offrait à l’occasion quelques caramels à un franc.
Or, nos habitudes d’écoliers du cours moyen avaient changé. Sans doute un
meneur de la bande avait-il réussi à imposer la nouvelle mode. Nous avions jeté
notre dévolu sur le chocolat, sans doute en raison des privations de la guerre,
d’un semblant de prospérité retrouvée.
Il fallait voir avec quelle jouissance nous
découvrions sous le papier d’emballage l’aluminium brillant sur lequel reposait
la vignette colorée, notre passion. L’image convoitée rejoignait
l’album-collecteur. La quête n’avait pas de fin. Après les Merveilles du Monde,
les Paysages de France, la série des coureurs du Tour, notre appétit d’images,
déjà nourri par nos illustrés violemment colorés, était insatiable….
C’est alors qu’était apparu le nouveau copain, avec sa
tête souriante au visage très foncé, aux yeux ronds expressifs sous des cheveux
frisés et crépus. Nous fûmes convaincus qu’il pouvait être des nôtres en voyant
sa salopette bleue ornée sur la fesse d’une énorme pièce reprisée avec du gros
fil noir. Ce signe de fraternité manifestait son appartenance probable à un
milieu social proche du nôtre et son goût pour les jeux qui mettaient à mal nos
modestes vêtements. Nous venions de lancer une nouvelle mode.
Celle de glisser sur les pentes douces des prés à
l’aide d’une planche vaguement rabotée, enduite de bougie pour la rendre lisse.
Au contact de la moindre dénivellation, la planche stoppait sa course. Nous
étions projetés en avant, au prix d’une belle déchirure dans notre fond de
pantalon. J’imaginais déjà notre nouvel ami nous accompagnant pour saisir à
belles mains les truites arc-en-ciel du ruisseau ou les grenouilles de
Mare-Sèche, marauder les cerises de la vieille Maria, faire ensemble mille
cabrioles en vélo ou se lancer en parachute depuis les cimes des bouleaux
flexibles.
Un peu ventru, le nouveau compagnon était aussi
gourmand que nous. Son regard, tantôt naïf, tantôt roublard, suscitait la
sympathie. Il fallait voir sa curiosité devant la vitrine exposant un chien
primé lors d’une exposition canine. Les mains dans les poches d’une salopette
couvrant la majeure partie d’une chemise à carreaux blancs et rouges, il paraissait
attendri par l’animal esseulé. En fait, je retrouvai Tommy, (c’est le nom que
je lui donnai intuitivement), près d’une usine à la grande cheminée de briques
et aux toits crénelés comme ceux du tissage où travaillaient mes parents,
harassés par le staccato infernal des métiers. Pour gagner quelque argent de
poche, il avait convaincu le propriétaire d’un chien à tondre. Son travail
pourtant consciencieux avait déplu à l’animal et Tommy avait fui dans un arbre,
jusqu’au clair de lune, attendant que le chien apaise sa rancune. Chaque
semaine, notre ami enrichissait notre mémoire d’aventures peu banales. Elles
étaient pleines de couleurs vives qui égayaient notre quotidien gris et
ennuyeux. Peu importe si ce qu’il nous montrait était ou non vraisemblable. On
se doutait bien qu’il n’avait pas réellement été arbitre ou photographe sur un
stade comme il le faisait croire. Ses histoires sobrement contées se
terminaient en farce et nous nous contentions d’en rire. Ses déboires en
cuisine quand il jonglait avec les assiettes finalement fracassées sur le sol
ou lorsque sa recette trop personnelle conduisait ses invités à l’hôpital nous
amusaient parce qu’il riait de lui-même.
L’affaire prit une autre tournure quand un ainé nous
demanda si on s’intéressait encore à ces histoires de « nez-gros ». Naïvement,
je répliquai que Tommy n’avait pas le nez gros, qu’il était seulement un peu
épaté. Tout le monde s’esclaffa et on me fit vite comprendre qu’il voulait dire
« négro » ! J’avoue que le fait qu’il soit noir m’avait alors échappé, j’étais
choqué par cette façon de le nommer. Fâché de la tournure des événements, je
répondis que ces Noirs avaient contribué à la libération de notre région en
payant le prix fort, comme on pouvait le voir sur les rares monuments consacrés
aux Tabors et Sénégalais.
Un souvenir brûlant me revint en mémoire. Quelques
années plus tôt, nous avions dû quitter nos caves et notre village en feu et
bombardé de toutes parts. Après une marche pénible, la rivière ayant quitté son
lit pour occuper la chaussée, nous étions à la sortie du hameau. Le dernier
pont était détruit. Des soldats étaient là pour nous aider à quitter ces lieux
dévastés afin de gagner une contrée moins hostile. Je reverrai toujours ce
jeune soldat noir qui m’empoigna vigoureusement et me déposa de l’autre côté de la
rivière en crue.
Etait-il venu de sa lointaine Amérique pour être
débarqué en Normandie ou était-ce un soldat africain de l’armée en marche
depuis l’Afrique du Nord ? J’ai toujours préféré ne pas le savoir pour toujours
associer les deux possibilités dans ma mémoire reconnaissante.
Le lendemain, en classe, un autre événement plus grave
devait se produire. L’institutrice avait sa tête des mauvais jours. Les cahiers
du jour corrigés, empilés sur le bureau, laissaient présager la longue litanie
des reproches assortie des centaines de lignes à copier pour nos fautes et nos
erreurs. Mais en redressant son opulente poitrine, elle prit un ton solennel
pour révéler un « scandale ». Des passants du quartier avaient retrouvé dans un
fossé une tablette de chocolat à peine entamée mais délestée de sa vignette
colorée et l’avaient rapportée à l’institutrice pour une leçon de morale. Nous
avions compris que l’image disparue évoquait une histoire de Tommy, alias
Chocorêve, le petit Noir qui nous distrayant tant. Comme nous échangions nos
doubles au vu de tous dans la cour de l’école, nous étions tous suspects.
L’institutrice dont le mari était gendarme nous promettait les pires tourments,
jusqu’à une nuit en prison si le coupable ne se dénonçait pas. Personne ne
broncha. Qui avait commis cette sottise bête et choquante alors que les
restrictions de la guerre hantaient nos mémoires ? Nul ne le sut jamais mais la
collecte des vignettes des aventures du petit Noir s’arrêta net.
Qu’importe, le même dessinateur venait d’entreprendre
les aventures d’un petit Indien d’Amérique. Je savais maintenant à qui
m’intéresser ?
A propos du personnage de Chocorêve, utilisé par le chocolat Ibled, on sait que c’est une
invention du dessinateur signant « Rol. » lequel Rol. raconte
d’abord ses aventures dans le journal La Voix du Nord. Mais Rol. est-il Roland
Venet (né en 1919 selon Henri Filippini) ou Rochelle (bien connu des lecteurs du Journal de Tintin) ou les deux ? Le mystère demeure.
Rol a dessiné dans de nombreux journaux, en particulier dans Tintin (le petit Indien Wa-Pi-Ti, couverture de L'Anneau d'Athanase dans le n° 236 du 30 avril 1953...), dans Line pour Miche et Mouche, dans Record... Wa-Pi-Ti a également été publié au cours des années 50, en "strips", par La Vie catholique.
Comme le quotidien Vosges
Matin ne publie pas la nouvelle qui comporte environ 6000 signes,
la voici.
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