dimanche 14 août 2011

Henri Thomas et Boris Simon : une amitié peu connue



Henri Thomas (1912-1993) et Boris Simon (1913-1972) : une amitié peu connue

Si la Nouvelle Revue Française n’avait pas publié en octobre 1994, dans son numéro 501, sur une quinzaine de pages (pages 158-173), les Lettres à Boris Simon (1932-1943) du poète, écrivain et traducteur Henri Thomas, il est probable qu’on aurait oublié que ces deux hommes s’étaient liés d’une amitié durable.
En effet, les ouvrages consacrés à l’écrivain d’origine vosgienne sont plus que discrets sur les rencontres et les échanges des deux Lorrains (Boris Simon étant né à Malzéville, près de Nancy). On chercherait vainement la moindre allusion dans le numéro 100 des Cahiers vosgiens paru en avril 1993 ou dans le n° 2 de la revue L’Erckmann Chatrian, parue la même année, deux ensembles pourtant entièrement consacrés, l’un au « voyageur du rêve », l’autre au « solitaire vosgien ». Aucune allusion au cœur du Henri Thomas (Editions du Félin) de Salim Jay en 1990. Dans Henri Thomas ou les feux du solitaire (1992), le regretté François Jodin est aussi très sobre. Il cite Boris Simon comme participant en 1932 à la revue Les Cahiers de l’humanisme dans laquelle « on ne trouve pas de numéro où ait écrit Henri Thomas » ! Dans la même page 49, il ajoute seulement : « A noter que Thomas est venu, plus tard, aux obsèques de Boris Simon, en compagnie de l’abbé Pierre ». (C’était en 1972 à Saint-Cloud). C’est tout (1). Les biographes actuels ne sont guère plus diserts (2).
Il est donc utile, voire urgent d’esquisser le sujet.
Après ses études au Lycée de Saint-Dié (Saint-Romont dans Le Seau à Charbon) et un premier prix de philosophie au Concours général, Henri Thomas, natif d’Anglemont, dans une famille vosgienne de paysans et d’instituteurs, après sa scolarité à Saint-Dié, fait sa khâgne au lycée Poincaré de Nancy en 1931-1932. C’est là qu’il fait la connaissance de Boris Simon, son aîné d’un an, né à Malzéville en 1913, d’un père français, chef de travaux de mathématiques à Nancy et passionné d’art, et d’une mère russe, Elisabeth Gontcharov, petite nièce de l’écrivain Ivan Gontcharov (il serait donc temps d’en finir avec la mention de la seule « origine russe »).

Une correspondance connue partiellement et unilatéralement

Les deux amis qui se séparent quand Thomas part préparer Normale Sup au lycée parisien Henri-IV (un projet bientôt abandonné), vont entretenir une correspondance dont nous ne connaissons guère pour l’instant que des bribes, la parution de l’ensemble des lettres annoncée pour 1995, sous le titre Serment de jeunesse, n’étant pas encore effective.
Que nous apprennent les extraits parus dans la NRF ? Surtout des échanges d’impressions de lectures et de rencontres littéraires ou sentimentales. Henri apprend à Boris qu’il aura comme professeur de philosophie au Lycée Henri-IV, Alain (alias Emile Chartier, peu apprécié par celui qui lui préfère ce "vieil immoraliste" de Gide). Il lui parle de leurs projets poétiques respectifs en espérant une édition commune de leurs deux livres à Paris (en fait, Henri Thomas ne publiera ses propres poésies qu’en 1939 dans la revue Mesures). Il évoque un déjeuner avec Gide, ses relations à la NRF avec Paulhan... En 1941, Thomas parle d’un recueil de poésie de Boris (mais on en ignore le titre, même s’il nomme trois poèmes). Comme les réponses de Boris Simon sont absentes, la correspondance unilatérale de Thomas ainsi publiée, reste sibylline et difficile à décoder.
Notons que les Carnets 1934-1948 d’Henri Thomas (3), publiés chez Claire Paulhan, citent cinq fois Boris Simon et évoquent en outre leur condisciple à Nancy, René Wauquier, membre actif des Cahiers de l’Humanisme et qui préparait l’agrégation d’allemand.
Peut-être vaut-il mieux s’interroger sur ce qui a pu rapprocher ces deux hommes. Tous deux ont perdu très tôt leur père. Celui d’Henri Thomas décède des suites directes de la guerre en janvier 1919. Celui de Boris Simon disparaît en février 1922, à l’âge de 42 ans. Or, des quatre fils de Pol Simon (dont le journaliste et écrivain Sacha et l’illustrateur Romain), deux d’entre eux, Sacha et Boris, en raison de la guerre et de la Révolution russe, vécurent en Russie de 1914 à 1921, chez la grand-mère maternelle.
Boris, devenu comme ses frères et comme Henri Thomas, pupille de la nation, a donc très peu connu son père et cette situation d’enfant de la guerre et d’orphelin de père a dû rapprocher les deux amis qui vont, l’un et l’autre, se chercher des pères de substitution fort différents.
Tous deux ont des aptitudes prononcées pour les langues étrangères. Boris parle couramment le russe et sera professeur d’allemand (et d’Histoire de l’art) et traduira Thomas Bernhard et Harry Kessler. On connaît le considérable travail d’Henri Thomas en temps que traducteur. N’a-t-il pas traduit du russe, de l’allemand, de l’anglais, les plus grands auteurs comme Pouchkine, Shakespeare, Melville, Adalbert Stifter, Goethe, Ernst Jünger, etc ? Peut-être leur correspondance complète évoque-t-elle des échanges sur les langues, leur goût de la traduction et leurs aptitudes respectives.

Des chemins sans doute divergents

Mais chaque personnalité, au fil des ans, va prendre des directions qui les éloignent l’un et l’autre de leurs goûts partagés de grands adolescents sensibles et imaginatifs. On connaît, chez Thomas, éternel migrateur au point de devenir un « méconnu capital » (selon Maxime Caron) (4), la propension au refus de « rouler dans la bonne ornière », comme disait Rimbaud. On sait son indifférence à l’air du temps et sa capacité au renoncement, son goût du rêve et de la solitude (« Récris-moi quand tu es gai » demande-t-il à Boris).
Boris Simon, après des ambitions poétiques qui paraissent assez vite abandonnées, semble davantage, comme ses trois frères d’ailleurs, entrer dans la vie adulte avec optimisme et sans grands états d’âme. Il s’oriente vers l’enseignement et la peinture (comme le rappellent les Carnets 1934-1948, il a fait partie du groupe des Annonciades de Pontarlier). Outre des poèmes et des pièces de théâtre, cet ancien scout de France, comme ses frères Romain et Louis (rédacteur en chef de la revue Scouts de France), choisit d’écrire des ouvrages probablement fort éloignés de la sensibilité de Thomas puisqu’il s’agit de romans scouts (publiés entre 1946 et 1959) et de jeux dramatiques !
Plus tard encore, l’écart risque de se creuser quand Boris Simon convalescent de la tuberculose, fait la connaissance de l’Abbé Pierre dans sa première résidence de Neuilly-Plaisance. Ils se lient d’amitié et Boris passe plusieurs années à promouvoir l’œuvre de son ami en devenant son principal collaborateur. A partir de 1952, Boris fait le récit-témoignage, vécu de l’intérieur, de l’aventure des Compagnons d’Emmaüs. Il en résulte l’ouvrage Les Chiffonniers d’Emmaüs,écrit dès 1952 et paru au Seuil en 1954, après « l’Appel de l’Abbé Pierre » sur le sort des sans-logis (un ouvrage réédité à l’initiative de Madame Isabelle Simon, fille de l’écrivain, chez Michalon, en 2004). Le livre est adapté en un film qui sort en 1955, avec un scénario de René Barjavel, l’année où Boris publie Le Poids des autres, Les Chiffonniers d’Emmaüs 2.
Espérons qu’un jour paraîtra enfin la correspondance croisée d’Henri Thomas et de Boris Simon pour qu’on apprécie davantage les liens affectifs et intellectuels de deux êtres attachants qui se sont sans doute autant nourris de leurs points communs que de leurs différences.

Notes et références :
1) François Jodin : Henri Thomas ou les feux du solitaire
Epinal : La Licorne, 1992 (204 p.)
2) Paul Marin : Henri Thomas Le Temps qu’il fait, 1998.
On peut y lire, page 17 : En 1938, alors qu’il est étudiant à Strasbourg, Thomas écrit à Boris Simon : « J’ai des soirées toutes illuminées par cet seule pensée : PROGRESSER, muer mes velléités en volontés, mes volontés en réalités ».
3) Dans les Carnets (1934-1948), édition établie par Nathalie Thomas, fille de l’écrivain, pour les éditions Claire Paulhan, Boris Simon est cité 5 fois, en particulier page 33, pour une photo qui montre, à la droite de Thomas, « fumant la pipe, son ami Boris Simon ».
4) Maxime Caron : Henri Thomas Ed. La Part commune, 2006.

Raymond Perrin

Merci à Damien Didier-Laurent pour son aide précieuse.

P.S. : Une version réduite du sujet avait, en vain, a été proposée à un quotidien lorrain.
Comme le blog s'appelle "Eclectisme" et que j'évoque en outre Boris Simon, le frère de Romain Simon, largement évoqué ici, je n'ai pas de scrupule à publier ce texte dans ce blog !
On peut consulter désormais sur Wikipédia la page consacrée à Boris Simon-Gontcharov, page revue et corrigée en 2010.

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