Le journal Pilote présente sans doute la particularité unique d’avoir changé de lectorat, soit insensiblement, soit à travers des crises qui échappent le plus souvent à la perception du lecteur, pour passer en 15 ans des préadolescents aux adultes, en évoluant sans cesse au fur et à mesure que les premiers lecteurs avançaient en âge.
Tribulations préalables de quatre mousquetaires
Fin 1955-début 1956, René Goscinny, Albert Uderzo, Jean-Michel Charlier et Jean Hébrard (surnommé parfois « le quatrième mousquetaire »), fondent Edi-France/Edi-Presse (la 1ère pour la publicité, la seconde pour la presse. Ils participent à Pistolin, sorte de galop d’essai avant Pilote. Le projet d’un nouveau périodique est envisagé, en 1958, par François Clauteaux, Raymond Joly, Jean Hébrard, Jean-Michel Charlier, René Goscinny et Albert Uderzo.
Naissance du journal Pilote
Le 29 octobre 1959, à grand renfort de publicité, toutes les dix minutes, sur les ondes de Radio-Luxembourg, durant toute la journée, le premier numéro de Pilote sort en kiosque. Jean Hébrard est le directeur de la publication, François Clauteaux est rédacteur en chef, Raymond Joly, rédacteur en chef adjoint. Jean-Michel Charlier est directeur artistique et René Goscinny secrétaire de rédaction. Albert Uderzo est chargé des bandes dessinées, de la maquette. Pilote résulte donc de la triple association d’une radio et de ses représentants, d’un quatuor de personnes compétentes en matière de bandes dessinées et de deux imprimeurs provinciaux René Ribière et Charles Courtaud apportant des fonds. Au départ, Pilote est loin d’être un pur magazine de bande dessinée et son contenu n’a rien de révolutionnaire. Les bandes dessinées sont à 100 % francophones (beaucoup d’auteurs viennent de la bande dessinée belge).
C’est typiquement le journal des baby-boomers, nés entre 1945 et 1953 et c’est le magazine de la croissance économique des Trente Glorieuses.
Le rédactionnel est surtout assuré par les journalistes vedettes de Radio-Luxembourg : Lucien Barnier, Jean Carlier, Gilbert Cesbron et Lucien Combelle (signant Lucien François). Interviennent Pierre Bellemare, Jean-Paul Rouland, Jacques Bénétin, Brigitte Muel, André Bourrillon, François Clauteaux et son fils adoptif Rodolphe, vedette de la radio promu par Remo Forlani (co-auteur des aventures radiophoniques de Rodolphe), pour le shampoing Dop.
Après la première crise financière de 1960, une deuxième naissance
Piégé par les NMPP qui gardent les invendus avant de les rapporter en bloc et ont tendance à retarder leurs paiements, le journal est endetté. Courtaud et Ribière des Presses de Montluçon retirent leurs capitaux. Le journal est vendu pour 1 franc symbolique à Georges Dargaud, propriétaire de Pilote dès le n° 60. Goscinny est nommé directeur de la rédaction et Charlier devient directeur artistique.
Parce que la revue Hara-Kiri connaît une première « interdiction à l’affichage » en 1961, Cabu est embauché à Pilote par Goscinny dès 1962.
Le choix d’un public adolescent et le chant dangereux des sirènes « yé-yé »
Le magazine Salut les copains suscite des envies de copier une formule qui réussit et Marcel Bisiaux, rédacteur en chef en janvier 1962, veut adapter Pilote à la nouvelle mode en faisant intervenir vedettes de la chanson et animateurs proches de ce courant. C’est une lourde erreur car les lecteurs, dont on a sous-estimé le goût et l’intelligence, ne suivent absolument pas.
Fin 1963 : Troisième naissance d’un « vrai » journal de bandes dessinées, Goscinny et Charlier aux commandes
Fin 1963, Dargaud renvoie Bisiaux, menace de saborder Pilote et appelle Goscinny et Charlier pour sauver le journal. Ils deviennent corédacteurs en chef en septembre (Charlier jusqu’en octobre 1972). Pilote devient un véritable journal de bandes dessinées et fait appel à davantage d’auteurs de la bande dessinée française.
Bientôt, dans la grande presse, éclate le « phénomène Astérix ». Le premier satellite français est baptisé Astérix L’Express met en évidence Le Phénomène Astérix sur une de ses couvertures, un peu avant Le Nouveau Candide.
Le premier âge d’or de Pilote
En juin 1966, suite à l’intervention de Madame De Gaulle, le magazine satirique Hara-Kiri subit sa deuxième interdiction, laquelle va durer jusqu’en janvier 1967. Jean-Marc Reiser et Gébé, sans situation, s’adressent à Goscinny sur les conseils de Cabu. Gébé, alias Georges Blondeau, un des fondateurs de Hara-Kiri, lancé en septembre 1960, entre donc à Pilote en 1966. Reiser et Gébé écrivent d’abord des scénarios avant de pouvoir publier leurs propres créations dessinées.
Pilote entre dans son premier « âge d’or » en 1966.
A l’automne 1967, le rédacteur en chef René Goscinny devient directeur de Pilote à la place de Dargaud. Cette période éclectique est marquée par une intense créativité et une forte émulation et des personnalités très diverses s’affirment.
Les répercussions des événements de Mai 68 : la première rupture
Le journal Pilote, connaît une crise grave, consécutive aux événements de mai 1968. Entre fin mai et juin, victime des grèves d’imprimerie, le journal ne paraît pas. Pilote ne pouvait échapper à l’atmosphère de contestation généralisée.
Par un malheureux concours de circonstances, Goscinny, qui vient d'ailleurs d'être père et semble éloigné de l’état d’esprit ambiant, se retrouve dans un bistrot parisien face à une rédaction surexcitée et transformée en une sorte de tribunal.
Il éprouve l'impression de tomber dans un guet-apens. C’est d’autant plus injuste que Goscinny a toujours considéré les dessinateurs comme des auteurs à part entière. Il leur a mis le pied à l’étrier et leur a donné carte blanche.
Un « monstre tricéphale » et la naissance des pages d’actualité
Après des semaines qui apaisent les esprits et permettent aux « mutins » de faire amende honorable, Pilote devient une sorte de monstre administratif tricéphale. Gérard Pradal est plus spécialement chargé des plannings et des relations avec les auteurs, (qu'il ne craint pas de rabrouer) et Charlier est nommé rédacteur en chef littéraire. Il recevra les scénaristes tandis que Goscinny qui se charge plutôt de la partie graphique réunit son petit monde à qui il propose « un journal de type nouveau, avec prise directe sur la vie, réunions de rédaction, pages d'actualité, etc. ». Il s’agit de concevoir 4 ou 5 pages d’actualité traitées sous formes de gags plutôt visuels. C'est donc à partir de 1968 que, dans un journal « qui s'amuse à réfléchir », vont se développer davantage, car ils étaient déjà présents, les thèmes d'actualité traités par des équipes très diverses. Les satiristes professionnels et les humoristes se sentent plus à l’aise que d’autres auteurs.
Bande dessinée classique et dessin satirique peuvent-ils cohabiter ?
Une première coupure s’opère entre les représentants de la bande dessinée classique, humoristique et réaliste et les dessinateurs satiriques, surtout attirés par le traitement caricatural de l’actualité, tels les membres venus de Hara-Kiri. De plus en plus, nous sommes loin de l’illustré classique pour la jeunesse et Goscinny aide ainsi la bande dessinée à accéder à l’âge adulte.
De nouveaux talents, très divers tant sur le plan du style graphique que des idées, ne sont fédérés que par l’approbation d’un Goscinny, immense découvreur, qui regarde attentivement ce qu’ils font, encourage et conseille.
Il faut attendre l’émission radiophonique Le Feu de camp du dimanche matin diffusée sur Europe 1 en 1969, pour avoir l’impression plus ou moins juste de voir renaître la « joyeuse bande de copains ». Goscinny y retrouve alors Fred, Gébé et Gotlib mais l'émission est éphémère. En 1971, les dossiers thématiques prennent parfois la place des pages d’actualité.
1971 : Une crise qui met à jour des contenus antinomiques
Une polémique, grave de conséquences plus ou moins lointaines, a affecté le journal Pilote, mis en cause par un article du journal Le Monde et objet d'une attaque d'une grande virulence par Cavanna dans Charlie Hebdo.
« Bonne fête monsieur le président »
Le 22 avril 1971, pour le numéro 598, l'équipe a travaillé sur le thème de la Saint Georges. Elle fête le président Georges Pompidou à qui elle consacre huit pages d'illustrations, parfois caustiques, en tout cas dénuées de complaisance. Cet hommage mi-figue, mi-raisin est constitué de 18 portraits-charges étalés sur 3 pages en noir et blanc, d'un dessin montrant l'équipe de Pilote caricaturée et groupée autour du président photographié, de deux caricatures pleine page en couleur signées Ricord et Mulatier, plus huit caricatures plus ou moins grinçantes. Morschoine a droit à la 4e de couverture, ornée d'un portrait présidentiel pleine page, soit au total, « la bagatelle de vingt-neuf portraits » !
« M. Pompidou épaule Astérix »
Dans la rubrique « Politique », le 8 septembre 1971, on peut lire en haut de la page 6 du journal Le Monde, en gros caractères : « M. Pompidou épaule Astérix ». C'est par ce titre provocateur que le chef politique du quotidien parisien du soir commence un long article accusant Pilote, « le journal que l'on croyait destiné aux enfants », de « récupération », avant tout commerciale, de la politique. Pilote est qualifié, dans une réduction polémique et caricaturale, à n'être que « le journal aux vingt-neuf portraits présidentiels ».
L'accusation la plus percutante de M. Bergeroux consiste à dire que Pilote est coupable de « la "récupération" de la politique et de récupération commerciale avant tout ». Après avoir affirmé que « Reiser et Cabu donnent à Pilote ses dessins de noblesse du côté de la contestation et du non conformisme », Noël-Jean Bergeroux met le doigt avec lucidité sur la particularité d'un journal qui veut à la fois élargir son public tout en gardant « la clientèle des enfants » (le terme « adolescents » serait plus approprié).
Cette critique met en évidence la situation ambiguë et peu confortable d'un journal qui a peu à peu changé de tranche d’âge sinon de lectorat. Beaucoup de dessinateurs de Pilote, engagés dans « la recherche d'une nouvelle formule », à la lecture de la critique du Monde montrant un journal en porte-à-faux avec son public, voient s'accroître leur malaise. De fait, Pilote est un journal désormais bâtard.
La dernière charge de M. Bergeroux vaut d'être citée. Le magister écrit du haut de sa chaire : « Au demeurant, l'apport de ce journal à la presse dessinée et à l'humour n'est sans doute pas négligeable et sa tentative d'adéquation à une société - donc à une clientèle - en mutation, mérite d'être suivie avec curiosité. »
La riposte de Pilote orchestrée par Goscinny
Il était évident que la page polémique de M. Bergeroux ne pouvait laisser les auteurs de Pilote indifférents. Goscinny a réuni ses collaborateurs « aussi outrés que lui », assure-t-il, (mais on peut en douter), à qui il expose « les trois façons de réagir : ou bien on laissait tomber, ou bien j'écrivais une lettre d'engueulade au directeur du Monde ou bien on répondait dans le journal. Tout le monde a opté pour la troisième solution. » De toute façon, avec le recul, en répliquant dans les pages du journal, on peut dire que l'équipe de Pilote, (manifestement sous la pression insistante de son directeur), a fait le plus mauvais choix, la meilleure solution étant sans doute de ne rien faire. Pilote répond le 30 septembre, sous le titre « Editorial », composé avec les caractères de la manchette du Monde. Il publie huit pages de textes et de bandes dessinées sur les « récupérateurs », avec pour sous-titre principal : « Astérix épaule ses confrères ce qui n'est pas rien, vu le fric et les relations qu'il a. ».
Cavanna, « l'autre qu’on n’avait pas sonné ... »
Or l'affaire s'envenime le 11 octobre. « C'est à ce moment que l'autre que l'on n'avait pas sonné, y est allé à boulets rouges, par tous les moyens, y compris les plus bas en nous faisant incontestablement beaucoup de mal. » C'est ainsi que le directeur de Pilote parle de Cavanna, lequel dans Charlie Hebdo n° 47, intervient tardivement mais méchamment, en tout cas après la riposte du journal Pilote, ce qui est rarement rapporté dans la relation chronologique des faits.
Le directeur de Charlie-Hebdo s'étonnait d'abord qu' « un nommé Jean-Noël Bergeroux" (sic) "disait du bien de nous ». Or, « dans la page un peu plus loin, il parlait de "Pilote". Comme repoussoir. Mais si, voyons, "Pilote", vous savez bien : ce truc dans le genre "Pif le Chien" mais chef d'escadrille. Ce mal qu'il en dit ! Il a vraiment beaucoup de goût, Bergeroux. Il sait même reconnaître ce qui est caca. » Il fallait une étonnante mauvaise foi pour traiter ainsi un journal qui était à son apogée et apparaissait objectivement comme le meilleur journal de B.D. de tous les temps. Cet article au vitriol de Cavanna (où perce manifestement un sentiment très fort de jalousie) va contraindre certains dessinateurs à choisir leur camp. En fait, Cavanna envenime cette "querelle de boutique" pour faire revenir au bercail exclusif de Charlie-Hebdo, les transfuges Cabu et Reiser qu'il a embauchés le premier, dès 1960. Ils vont quitter définitivement Pilote en février et mars 1972 alors que Goscinny va croire qu'ils allaient rester. Gébé est déjà rentré depuis le mois de mai 1971. Des participations nouvelles donnent un nouveau ton au journal Pilote.
1972 : L’éclatement de l’équipe, parricide et nouvelles créations
Les conséquences de la polémique de 1971 ne s'arrêtent pas là. Des auteurs, fortes personnalités du journal, vont être troublés par ces petits événements. Pilote serait menacé par un risque d’implosion si un apport d’auteurs nouveaux et talentueux ne venaient pas contrecarrer cette situation critique. Parmi les auteurs perturbés, il y a Jean Giraud et Gotlib plutôt d'accord avec l'analyse de Noël-Jean Bergeroux. Nikita Mandrika a des relations de plus en plus tendues avec Goscinny et décide de fonder son propre journal. Brétecher ne tardera pas à entendre elle aussi le chant des sirènes rebelles ! Nikita Mandrika, rejoint par Gotlib (qui collabore déjà à Rock and Folk avec Hamster jovial) et Claire Bretécher, très liée aux deux autres « iconoclastes », fondent L’Echo des savanes, au contenu tout aussi scatologique que jubilatoire.
Grandeur et décadence d’un hebdomadaire en constante mutation
Pour Patrick Gaumer, dans « Les Années Pilote », l’année 1973 est une année transitoire, pleine de doutes et d’incertitudes. Il évoque « quelques crises de nerf, des portes claquées et autres disputes », en un mot, « un climat pesant ». Des séries disparaissent du journal : Astérix, Blueberry. Les aventures du cow-boy solitaire paraîtront dans son propre support, le mensuel Lucky Luke. Guy Vidal qui va distinguer une partie « variétés », une partie « magazine » et une partie « bande dessinée et illustration », remplace Gérard Pradal et, en novembre 1973, apparaît Le Nouveau Pilote.
En 1974, l’hebdomadaire qui va céder la place au mensuel, destiné aux adultes, « connaît des derniers soubresauts ». Une certaine originalité ne sauve pas l’hebdomadaire et Pilote mensuel, « journal à part entière de la presse adulte », naît en juin 1974. Racheté par le groupe Ampère alias Média Participations, il disparaîtra, sans surprise, en novembre 1989.
Goscinny, davantage intéressé par le cinéma, va s’éloigner de la direction de Pilote. Il la quitte officiellement en 1974. Charlier quitte aussi les éditions Dargaud en 1974. C’est aussi cette année-là qu’apparaît pour Goscinny une sorte de revanche puisque l’aventure d’Astérix, Le Cadeau de César, est prépubliée dans le journal Le Monde.
Bibliographie sommaire :
* Histoire
du journal "Pilote" et des publications des Editions Dargaud
/ Henri FILIPPINI. - Grenoble : J. Glénat, 1977.141 p. 29 cm .
* Le
Livre d'or du journal Pilote. (Pilote raconté par ceux qui l'ont fait)
/ Guy VIDAL, M. A. GUILLAUME, François GORIN. - Paris : Dargaud, 1980. - 144 p.
* Les
années Pilote 1959-1989 / Patrick GAUMER. Préface de Guy Vidal. -
Paris : Dargaud, 1996. 300 p.
Sur
la crise de 1971-72 :
- Article de Noël-Jean
BERGEROUX, paru dans Le Monde du 08/09/1971 :
p. 6 : Politique : M. Pompidou épaule Astérix (sur 6
colonnes avec deux dessins parus, l'un dans Pilote,
l'autre dans Charlie-Hebdo.
- Hebdomadaire Pilote n° 598 du 22/04/1971.
("Bonne fête Monsieur le Président" : pp. 12-18 + p. 60. (ou reliure Pilote n° 56 : n° 593-602).
- Hebdomadaire Pilote n° 622 du 07/10/1971 : Editorial
: Astérix épaule ses confrères ce qui
n'est pas rien, vu le fric et les relations qu'il a. [En réponse à
l'article de Noël-Jean Bergeroux, publié par Le Monde, le 08/09/1971.] pp. 3-10. (ou reliure "Pilote" n° 58 : n° 613-624).
*
Quand « Pilote s’amusait à réfléchir Eric Aeschmann Quotidien Libération
du 29/10/2009.
(Reprise en octobre 2012 d'un sujet disparu du blog)
Il s'agit d'un résumé de l'article paru dans la revue Le Rocambole N° 52/53 (Automne-Hiver 2010), sous le titre : Les Crises de croissance de l'hebdomadaire Pilote (1959-1974) pp. 245-290.
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