lundi 30 janvier 2012

La presse des jeunes et le Capitaine Carlsen, en 1952







Il y a juste 60 ans, un certain Capitaine Carlsen…

Le lamentable comportement d’une sorte de commandant d’opérette, responsable pourtant de milliers de personnes et qui abandonne lâchement son navire Costa Concordia et tous ses passagers, le 13 janvier 2012 invite à un petit travail de mémoire et à l’évocation d’un contre-exemple remarquable.
Il y a 60 ans, le 10 janvier 1952, rampant sur la cheminée presque à l’horizontale du navire Flying Enterprise en perdition, le Capitaine danois Henri Kurt Carlsen, après 13 jours de lutte, et le second Kenneth Dancy du remorqueur anglais Turmoil (monté audacieusement à bord le 4 janvier), sautent finalement à l’eau. Epuisés et transis, ils sont recueillis par le Turmoil.
Une heure 45 plus tard, après une lente agonie, le cargo américain sombre par 60 brasses de fond. C’était juste il y a 60 ans.
Gardons dans nos mémoires l’histoire du « Capitaine Courage » pour toujours lié au sort du Flying Enterprise, ce cargo américain parti de Hambourg le 21 décembre 1951 pour New-York, d’abord victime d’un ouragan et sans doute d’une ou deux vagues géantes qui fissurent le navire, le 28 décembre, au sud de l’Irlande. Après l’envoi d’un S.O.S., trois navires surviennent et recueillent les quelques passagers et plus d’une trentaine d’hommes d’équipage. Mais le commandant qui attend l’arrivée d’un remorqueur et veut sauver sa cargaison (évaluée, selon certains, à 175 millions de francs à l’époque) demeure son bateau. Le contenu de cette cargaison donne d’ailleurs lieu a beaucoup d’hypothèses et de fantasmes.
Le 5 janvier, le remorqueur Turmoil lance une amarre et tire le cargo vers Falmouth (alors que le remorqueur français Abeille 25, présent sur place, aurait bénéficié de vents plus favorables pour gagner le port de Brest).
Le 9 janvier, alors que la gîte s’accentue, l’amarre se brise, le remorquage échoue et le Flying Enterprise dérive vers la pointe de la Cornouaille en se couchant de plus en plus sur bâbord. Le monde se passionne pour cette histoire, surtout à la radio (les téléviseurs sont rares), et la photo du capitaine Carlsen accroché au bastingage de son navire de plus en plus penché, fait le tour du monde. Paris Match qui a envoyé 10 reporters et un avion spécial fait sa « Une » le 19 janvier avec le bateau et la silhouette du capitaine tandis que l’hebdomadaire à sensation Radar, titre en couverture « Treize jours avec le Flying » avec le dessin très réaliste de Carlsen et Dancy sautant à la dernière minute du cargo en train de couler.
Les faits, souvent assortis de leçons de morale coutumières à l’époque, ont été évoqués en cette année 1952 dans la presse des jeunes.
Dès le 24 février 1952, l’hebdomadaire Cœurs vaillants développe un, dialogue entre un garçon qui « sèche » et renâcle sur sa version et un adulte qui lui rappelle les qualités du « Capitaine Courage » « resté des jours et des jours, seul, dans la tempête ».
Fripounet et Marisette, autre hebdo des éditons Fleurus, le 9 mars 1952, rappelle les faits sous le titre : « Trois jours durant, il tint tête à la mer en furie ». L’article conclut : « Et toi, petit lecteur de Fripounet, c’est en faisant ton travail chaque jour avec conscience que tu pourras un jour ressembler au capitaine Carlsen ». Autre hebdomadaire catholique, Bernadette, le 16 mars 1952, sous le titre « Capitaine courageux », signe « Tante Guite », évoquant la perte du navire, n’hésite pas à écrire que « la leçon dégagée est plus haute que la perte du navire ».
« Vous, mes petites nièces, de l’aventure du capitaine Carlsen, vous retiendrez d’abord un exemple de loyauté envers le devoir d’état ».
C’est surtout, on le voit, la presse juvénile catholique qui évoque les faits et en tire des leçons de morale édifiantes. En revanche, le journal Vaillant, en ces temps de guerre froide et sans doute parce qu’il s’agit d’un cargo américain, ignore le capitaine Carlsen et ses faits héroïques.
Mais c’est surtout, avec le recul nécessaire pour réaliser scénarios et illustrations, de la Belgique que viendront les évocations les plus mémorables.
C’est en avril et en mai 1952 que les illustrés rivaux Spirou et Tintin adaptent le drame en bandes dessinées, chacun dans deux numéros. Pour Spirou, le 10 et le 17 avril 1952, c’est René Goscinny qui scénarise Capitaine courageux, illustré par Eddy Paape, pour « Les Belles Histoires de l’Oncle Paul » (créées surtout pour complaire à la commission française de surveillance de la presse des jeunes), tandis que Tintin fait sa « Une » le 15 mai 1952 avec Le Drame du « Flying Entreprise », scénarisé et mis en images par Albert Weinberg. La suite de l’adaptation en BD paraît le 22 mai.
A la lecture du très bel ouvrage de Jean-Louis Lechat : Le Lombard 1946-1996 : Un demi siècle d’aventures Tome 1 (1946-1969), paru au Lombard en 1996, certains pourraient contester l’antériorité de la BD parue dans Spirou sur celle qui est parue dans Tintin.
Jean-Louis Lechat affirme, page 55, que « Tintin a réussi à damer le pion à son concurrent Spirou ». Il publie ces lignes dans la rubrique consacrée au mois de février 1952, date supposée de la publication des deux épisodes dans l’édition belge ( ?).
En tout cas, pour l’édition française de Tintin, c’est seulement au mois de mai que paraît Le Drame du « Flying Enterprise », « reportage en images d’Albert Weinberg » !
Grâce aux précisions de l'ami Damien, passionné de bandes dessinées que je remercie, je précise que Jean-Louis Lechat a raison. Pour l'édition belge de Tintin (dont la numéroration reprend alors au début de chaque année), c'est bien le 20 février (dans le n° 8) et le 27 février 1952 (dans le numéro 9) qu'Albert Weinberg raconte en BD "Le Drame du Flying Enterprise", damant ainsi le pion à Spirou. Les sites de bdoubliées et de lejournaldetintin. free.fr permettent de vérifier l'information.

Ajoutons la parution en avril 1952 du n° 2 de la collection "Junior Les Grands Héros", aux Editions des Remparts. Sous le titre Carlsen Le Capitaine courageux paraît un texte de Max d'Amplaing, illustré par Jef de Wulf. Cette publication mensuelle ne survivra pas au-delà de l'année 1952.