mardi 19 septembre 2017

1957 : La bande dessinée n'existe pas encore

1957 La bande dessinée n’existe pas encore

D’accord, les puristes ne manqueront pas de faire remarquer que l’expression « bande dessinée » a été utilisée dans le journal Populaire de la SFIO en juin 1938, avant une apparition dans le quotidien La Nouvelle République en novembre 1949, puis Miroir Sprint en 1952 et Lectures pour tous en 1954. (Et nul doute que de patients chercheurs trouveront des dates antérieures).   
En fait, pour la majorité des gens, dans les années 50, on ne connaît guère que le mot  « illustrés » utilisé souvent dans un sens péjoratif (« un illustré, c’est salissant »), ce qui permet de cantonner le genre dans les lectures enfantines. D’autres utilisent l’expression américaine « comic strips », permettant une réduction commode de ce mode d’expression bon pour « les journaux pour rire ». Simone Lacroix, en 1956, dans La Presse pour enfants en France définit ainsi laborieusement les « bandes illustrées » : « L’illustrateur d’aujourd’hui raconte une histoire par l’intermédiaire d’images enfermées dans une série de cadres successifs, alignée en bande et couvrant toute la page. Le texte, généralement en style direct, est réduit à quelques lignes ou à quelques mots. »      
En 1958, Elisabeth Gérin dont il faut souligner une ouverture d’esprit rare à l’époque, dans Tout sur le presse enfantine, utilise, outre le mot « illustré » très fréquent et faute de mieux, les expressions « histoire à ballons » et « bandes illustrées ».

Donc, en 1957, si la bande dessinée n’existe pas réellement, en dépit de sa déjà longue histoire (et il est franchement inutile de remonter à la Tapisserie de Bayeux, voire aux cartouches de l’Egypte ancienne pour lui donner un semblant de légitimité dont elle n’a que faire), c’est parce qu’elle est globalement l’objet d’un mépris général de la part d’adultes qui ne sont pas toujours aptes à la lire correctement.
Dans cette époque très largement iconophobe, elle est bannie des écoles et des bibliothèques et beaucoup se demandent s’il ne faut pas tout bonnement interdire l’illustré, huit ans après l’adoption de la Loi de post-censure du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. 
La revue de Jean-Paul Sartre Les Temps modernes illustre bien cet état d’esprit en publiant en octobre 1955 (six ans après l’exposé des délires de G. Legman sur la Psychopathologie des comics), l’article de Fredric Wertham sur Les « crime comic-books » et la jeunesse américaine. Après cela, comment voulez-vous qu’on ne croie pas que la bande dessinée est criminogène ?
Au risque assumé de me faire un bon nombre d’ennemis parmi les bien pensants de la critique qui estiment que certaines personnalités sont intouchables, je vous livre quand même  certains propos du critique influent, communiste et instituteur Raoul Dubois qui, avec son épouse Jacqueline, a publié en 1957, La Presse enfantine française aux Éditions des Francs et Franches Camarades.
Malgré mes recherches je n’ai pas pu mettre la main sur cet opuscule de 48 pages mais le professeur Laurence Grove de l’Université de Glasgow en a publié des extraits dans plusieurs ouvrages, comme Text/Image Mosaics in French Culture Emblems and Comic Strips (European Cultural Transition, 2005 et 2017) et Comics in French The European Bande Dessinée in Contexte (Polygons Volume 14, 2013). Raoul Dubois, prenant la digne succession de Georges Sadoul en 1938, en partageant un antiaméricanisme tenace, rapporte ce fait divers dans deux phrases dont la juxtaposition est habile : « A Juilly, deux petits bergers massacrent une famille de cinq personnes. On trouve dans leur chambre une abondante provision d’illustrés. »
Mais, plus haut, Raoul Dubois avait prudemment écrit : « Nous savons tous que l’illustré ne porte pas seul la responsabilité du passage des jeunes devant le tribunal pour enfants. » No comment.
On aura compris que Raoul Dubois, membre de la Commission de contrôle de la loi de 1949 et qui, avec son épouse, va publier plusieurs ouvrages sur la presse des jeunes déteste tous les « illustrés » « Car rien n’est plus affligeant que la bêtise générale des histoires racontées en images par les illustrés ; aucune ne supporte une analyse un peu sérieuse » Cette position intégriste adoptée par un responsable de mouvements de jeunes ne sera pas sans conséquences. (Et qu’on ne me dise pas, une fois de plus, une fois de trop, qu’il partageait les idées de son temps, certes, très « iconophobe ».)
On attribue alors aux « illustrés » tous les maux de la terre et le mot appelle souvent le terme délinquance (c’est plus facile que de mettre en cause les traumatismes de la guerre). La nocivité de la bande dessinée est une évidence pour des critiques souvent proches du parti communiste et des revues comme Enfance (créée par Henri Wallon, voir les numéros de 1953 et 1956), Vers l’éducation nouvelle, Méthodes actives où Mathilde Leriche, comme l’écrit Thierry Crépin, « se montre tout aussi imperméable à la bande dessinée qu’en 1935 ». (Aïe, Aïe, Aïe, je vais payer cher cette citation !). D’ailleurs, il faut noter l’ancienneté de la référence autant utilisée par Raoul Dubois que Marc Soriano (eh, oui). Il s’agit du pamphlet de Georges Sadoul intitulé Ce que lisent vos enfants datant de …1938.
                                Une référence qui commence à dater

Dans son Guide de la littérature enfantine de 1959, Marc Soriano ignore les bandes dessinées sauf lorsqu’il revient sur la décennie des années 30, « l’époque où triomphent les « comics », bandes dessinées dont les images volontairement simplifiées et le texte – réduit à sa plus simple expression – rivalisent de vulgarité et de sottise. » (p. 40) Qu’on n’attende pas de lui davantage d’indulgence dans l’édition de son Guide en 1974 (réédité tel quel en 2002). On lit, page 71 : « D’une manière générale, les bandes de bonne qualité restent rares. Le plus souvent, il s’agit de productions hâtives, d’un dessin indigent, d’une ironie lourde et dont l’orientation est volontiers raciste ou belliciste. »
C’est d’autant plus surprenant que Marc Soriano et son épouse Françoise publient en 1957 dans le journal Vaillant des contes et des textes. 


Ils côtoient donc les excellents scénaristes Jean Ollivier et Roger Lecureux, les dessinateurs talentueux que sont Poïvet, Bastard, Cézard, Gire, Monzon, Tabary, Trubert, André Joy (Gaudelette), Le Guen, Mas, Coelho, Gillon ou Nortier…   


Dans ce temps de guerre froide, critiques laïques et catholiques, sans se concerter mais tous hostiles au principe de plaisir, critiquent une littérature distractive. Par  exemple, l’abbé Jean Pihan et René Finkelstein, responsables des publications « jeunesse » des éditions Fleurus et dont la revue Éducateurs évoque souvent les journaux pour jeunes non sans parti pris, participent à la polémique sur les illustrés et dénoncent la « neutralité » pourtant bien légitime des journaux laïques tandis que la Ligue de l’enseignement et la Fédération des Francs et Franches Camarades continuent de se montrer très critiques vis-à-vis de la bande dessinée (six ans après le film On tue à chaque page).   
Un des rares auteurs d’une Histoire de littérature enfantine en 1950 (essai augmenté en 1957), affirme avoir été aidé par Romans à lire, rom   ans à proscrire de l’abbé Louis Bethléem. Cet auteur qui publie des romans chez Fleurus limite sa connaissance de la bande dessinée à Hergé qui « a promené son Tintin sur tous les continents » et à Alain Saint-Ogan pour Zig et Puce.

                    
Les intellectuels ignorent pour longtemps encore l’existence des bandes dessinées. C’est en raison de ce mépris que la sociologue Évelyne Sullerot publie en 1966 chez Opera Mundi un petit essai au titre provocateur : Bande dessinée et culture. Elle ose tout simplement dire : « On ne lit pas des bandes dessinées pour s’instruire. On les lit par plaisir ». (Et je suis fier que l’école maternelle de mon village porte le nom de cette pionnière exceptionnelle).

Communication faite à Bordighera au premier salon international des bandes
dessinées  en 1965

En outre, si la bande dessinée en tant que telle n’existe pas en 1957, il y a plus grave. Les scénaristes et les dessinateurs n’existent pas non plus. Bien qu’elle publie des vignettes de B.D. dans son livre, Elisabeth Gérin ne cite aucun auteur ou dessinateur, même ceux de la Bonne Presse qu’elle connaît bien (puisqu’elle cite la B.D Thierry de Royaumont).      
On devine le changement que devrait produire l’essor de la bande dessinée franco-belge et la naissance du journal Pilote en 1959. C’est aussi l’année où Pol Vandromme publie chez Gallimard Le Monde de Tintin, un ouvrage dans lequel il utilise d’ailleurs l’expression « bandes dessinées » (par exemple, page 179) !
Mais n’anticipons pas.  


2 commentaires:

  1. Passionnant de bout en bout ! Une chose me chiffonne particulièrement : il faut croire que ceux qui méprisent la future bande dessinée, catholiques ou communistes pour dire vite, font une différence entre les illustrés et leurs propres publications dont le succès repose quand même beaucoup sur les bandes dessinées. Il doit bien y avoir des pédagogues, des éducateurs populaires, des rédacteurs en chef de revues pour enfants qui favorisent les histoires illustrées, en bande ou en ballons puisqu'elle se développe durant les années 50. Quel est alors leur discours sur le sujet ? Ils doivent bien trouver une justification à produire et encourager un genre, une forme, qui sont très proches de ce que font les illustrés illustrés. Quelle différence font-ils entre les illustrés et leur propre production ?

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  2. La réponse n'est pas simple. Pour ne pas faire trop long, je dirais que certains dirigeants catholiques (qui projetaient des films fixes d'après les albums de Tintin dès les années 30) ont compris le parti qu"ils pouvaient tirer de journaux publiant des bandes dessinées au milieux d'articles plus ou moins religieux. C'est le cas de Gaston Courtois (qui demande à Hergé une bande "familiale" (Jo et Zette). Le père André Sève de la Bonne Presse aime la BD au point de se faire scénariste sous le nom de Jean Quimper pour Thierry de Royaumont. Elisabeth Gérin favorables aux BD de la Bonne Presse termine son livre en 1958 par une liste dans laquelle elle cite les publications "d'inspiration non catholique" (sous- entendu, à bannir) et déconseille presque tous les mensuels, petits formats et albums souples.
    Les spécialistes communistes ( Raoul Dubois, Marc Soriano...) semblent rester sur une position de leur aîné Georges Sadoul. C''est amusant de voir comment Jacqueline Dubois (épouse de Raoul), dans sa bibliographie critiques de "Journaux pour enfants" en 1953 vante les publications laïques et communistes (Roudoudou étant "le meilleur illustré pour les petits") et dénonce les "tendances moralisatrices et de propagation de la foi catholique" de Bayard et Bernadette Dans Tintin, "la qualité du dessin est en baisse constante" et Spirou diffuse "des bandes de propagande américaines". Il faut se rappeler que la BD était interdite en URSS. D'ailleurs, les éditions Vaillant mettent très longtemps avant de publier des albums de BD (en dehors de leurs recueils d'anciens numéros) malgré la richesse, la qualité et la variété de leur journal.
    Le contexte de la guerre froide qui maintient les clivages idéologiques n'est pas non plus favorable. Davantage qu'Hergé, prudent et discret, René Goscinny va faire bouger les lignes et la naissance de Pilote en 1959 va heureusement changer la donne.

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