lundi 1 mars 2010

L'Histoire de la littérature jeunesse n'est pas un fleuve tranquille

"Lire au collège" n° 67 : Violence, tabous, trangressions (printemps 2004)

L’Histoire de la littérature de jeunesse n’est pas un fleuve tranquille !
Autres temps, autres mœurs : l’idée de « livre pour la jeunesse », les limites de ses frontières, ses tabous et ses seuils de tolérance, ont nécessairement évolué au cours d’un siècle, secoué par les guerres, les idéologies et leurs goulags. Les notions même d’enfance et d’adolescence sont très fluctuantes. Elles ont nécessité des ajustements si mouvants qu’on en vient même aujourd’hui à aller au-delà de ces distinguo pour créer des collections destinées aux « jeunes adultes » ou, suprême astuce commerciale, des « romans transgénérationnels » !
Empruntons les bottes de sept lieues nécessaires pour parcourir les décennies.
Au début du XXe siècle, l’idéologie et la morale républicaines imprégnant les récits et une logique économique implacable s’opposent à l'esprit créatif et à l'imagination. La morale républicaine substituée à la morale chrétienne montre la même rigidité et l'absence d'invention. Aux récits romancés, sans contexte historique ou social fort, ont succédé des ouvrages purement instructifs…
Les lecteurs actuels de fantastique croiront-ils que le courant « réaliste » est, pendant longtemps, le plus encouragé par la France profondément cartésienne, méfiante à l’égard de « la folle du logis » et du récit merveilleux ou fantastique. En 1906, au moment où reparaît la version « autocaviardée » du livre de G. Bruno : Le Tour de la France par deux enfants, si peu fiction mais vraie leçon de choses continue et réaliste, les petits Anglais satisfont leur imaginaire avec Peter Pan. L’ouvrage de G. Bruno, « laïcisé » après la séparation de l’Eglise et de l’Etat, est en outre, l’exemple le plus manifeste d’autocensure. L’espace disponible oblige à nous focaliser sur quelques genres jugés suspects.

Le long purgatoire des « mauvais genres »
L'intrigue policière et le roman de science-fiction, ghettos circonscrits dans le grand ghetto de la sous ou paralittérature, sont généralement déconsidérés. Les énigmes policières, même celles d’Arsène Lupin de Maurice Leblanc ou Le Mystère de la chambre jaune (1908) de Gaston Leroux devront attendre des « glissements culturels » parfois tardifs avant d'être publiés dans des collections conçues pour la jeunesse. (Seuls Sherlock Holmes et Rouletabille échappent à l’exclusion). Les ouvrages ressortissant au merveilleux scientifique de J.-H. Rosny, devront subir un même purgatoire. L'hebdomadaire L'Ami de la jeunesse se voit reprocher par La Gazette de la presse, en mai 1914, de publier « des romans policiers et des aventures sanglantes », capables d'entraîner les lecteurs « à la folie et au crime ».
Rappelons les agissements des Savonarole de la presse et de la littérature enfantine dont la figure emblématique fut celle de l’abbé Louis Bethléem, (1869-1940). Directeur de la Revue des lectures, il fustige, dès 1913, les « mauvais » illustrés du groupe Offenstadt, les romans policiers de Ferenczi, les westerns des Editions modernes, les aventures de Buffalo Bill ou de Mandrin des Editions Prima… Il établit, en 1931, une liste-type de Récits pour enfants, puisque la littérature enfantine « ne tue pas moins d’âmes que l’école sans Dieu » !
La fiction féerique, longtemps suspecte, est critiquée par les pédagogues, comme Maria Montessori, dénonçant à Londres en 1921, « la mauvaise influence du merveilleux sur la jeunesse », (Annie Renonciat le rappelle dans Livre mon ami). Cette critique sera d’ailleurs reprise par Célestin Freinet, dix ans plus tard… et dans les années 50, par le psychologue et réformateur de l’éducation, Henri Wallon, fermement convaincu que l’enfant ne distingue pas rêve et réalité.
L’astuce des éditeurs a consisté alors à éviter les mots qui fâchent. Puisque l’aspect scientifique et anticipatif des romans de Jules Verne est communément accepté, adaptons le vocabulaire ! Qui se douterait que la collection « Contes et romans pour tous », chez Larousse, dans les années 20-30, cachent plusieurs ouvrages de S-F, tels ceux de Henri Bernay ? De 1927 à 1932, Tallandier utilise l’expression « Voyages lointains-Aventures étranges » pour une collection où l’on rencontre les auteurs Jean de la Hire, Maurice Champagne ou M. Limat. A partir de 1929, les éditions Fernand Nathan recèlent dans leur collection « Aventures et voyages », (faussement anodine), maints ouvrages d’anticipation de T. C. Bridges, Tancrède Vallerey, O. von Hanstein et Henri Allorge. Qui croirait que la collection « Caravelles » des éditions Fleurus s’adonne aussi en 1957-58 à ce même genre de récits ? Même en 1970, la collection, chez Hatier et G.-T Rageot, « Jeunesse poche » (1970-1974), développe une section « anticipation », (pour les premiers récits juvéniles de S-F de Christian Grenier et Pierre Pelot). Il faut attendre 1977 et « L’effet "Guerre des étoiles" », le film de George Lucas, pour que l’on admette enfin que la collection pour ados, « L'Age des étoiles », chez Robert Laffont, soit entièrement consacrée à la science-fiction et le dise.
Dans le genre « policier », certains pourraient à tort, croire qu’il a fallu la création de « Souris noire » en 1986 pour que le genre soit présent sur le rayon jeunesse. Au coeur des années 50, par le jeu de rééditions souvent illustrées, Les Disparus de Saint-Agil (1935) de Pierre Véry, Le Cheval sans tête de Paul Berna, L’Affaire Caïus d'Henry Winterfeld, deviennent les prototypes des histoires policières qui donnent le rôle principal aux enfants. Est-ce en raison du caractère policier du récit que l’on critique l'implication d'un ou plusieurs enfants enrôlés de gré ou de force dans l’aventure, où les adultes n'ont qu'un rôle effacé ? . (Tintin, à la même époque, sans doute parce qu’il appartient au monde méprisé de la B.D., échappe à ces critiques). Que la bande à Gaby, du Cheval sans tête de Paul Berna, formée d’enfants banlieusards de « la rue des Petits-Pauvres », soit encore considérée par Paul Garapon, dans la revue Esprit, en 2002, comme une « bande de voyous », stupéfie. Est-ce être en raison de l’argot jubilatoire de ces jeunes débrouillards, au langage familier mais juste ?
Chance ou malchance de l’énigme policière : les séries du genre (Club des cinq, Alice, plus tard, Langelot, Michel, Fantômette…), démarrent en 1955 chez Hachette. Le double discrédit tombe à la fois sur le genre et sur la notion de série, confondue parfois avec celle de collection et même de cycle. Il en résulte encore aujourd’hui une censure inavouée, non explicite mais bien réelle, par exemple, dans la liste du Cycle III. Alors que la plupart des B.D. choisies sont issues de séries, tout récit d’un roman développé dans une trilogie ou ayant une suite a été banni, (une exception confirme la règle : Le Buveur d’encre d’Eric Sanvoisin).
Donnons un coup de projecteur sur les fictions « réalistes » des années 70-80.

Mai 68 et ses conséquences plus ou moins lointaines
Dans Le Monde du 13 décembre 1969, Simone Lamblin se plaint des centres d'intérêt de la jeunesse car « on connaît assez bien le répertoire des thèmes romanesques : les animaux, l'enfant malade ou orphelin (ou les parents malades), le sauvetage d'un animal par un enfant et inversement, les jeunes dépistant les manœuvres d'un personnage énigmatique, l'équipée d'un jeune garçon dans des circonstances exceptionnelles, la récupération d'un trésor ou d'un objet volé, etc., tous sujets exploités depuis le XIXe siècle sans avoir jamais été remis en question ». Or, tout va très vite changer.
Des collections comme « Plein vent », chez R. Laffont, « Travelling », chez Duculot en 1972, « Les Chemins de l’Amitié », chez Amitié-G.T. Rageot, en 1973, « Grand Angle » pour G. P. en 1974, s’ouvrent aux réalités de leur temps. « Travelling » évoque des aspects du monde actuel, sans éviter la cruauté de certaines réalités contemporaines. Ainsi sont mis en récits le génocide des Indiens au Brésil, la guerre civile en Irlande du Nord ou les conditions de vie des travailleurs immigrés… Des romans traitent de la vie et de la psychologie conflictuelle des adolescents, de leurs aspirations… « Les Chemins de l'Amitié » vont toucher des lecteurs de plus en plus mûrs. Ses objectifs sont de « clarifier la vision des grands sujets d'actualité et des divers problèmes auxquels, dans notre société moderne, chacun est confronté ». Chaque roman fait « appel au "vécu", offrant ainsi au lecteur des éléments de compréhension qui pourront éventuellement lui permettre de mieux se situer dans le monde dans lequel il vit. »... « Grand Angle » évoque des problèmes sociaux ou des thèmes actuels. Ouverte sur le monde contemporain, « d'hier, d'aujourd’hui et de demain », à travers des récits permettant « une meilleure approche des problèmes de notre temps », elle publie aussi des romans historiques engagés.
Ce sont justement ces collections qui vont être violemment critiquées en 1985, par Marie-Claude Monchaux dans son pamphlet Ecrits pour nuire, (revu et augmenté en 1987). Les Editions de l’Amitié pour « Les Chemins de l'Amitié » et G. P. à cause de « Grand Angle » et Duculot pour la collection « Travelling », essuient des tirs nourris… Utilisant avec adresse le réflexe de réduction, par exemple, pour quelques lignes isolées du contexte et évoquant la masturbation, elle tire à boulets rouges sur Les Tilleuls verts de la promenade de B. Barokas.
Plus généralement, elle accuse la littérature pour la jeunesse des 10-15 ans des pires turpitudes. « Cela va de la destruction de la famille et l'idée de patrie, jusqu'au mépris pour le corps enseignant, l'apologie de la drogue, de toutes les déviances sexuelles, avec l'obsession gauchiste de la morbidité et de la mort ». S'y ajoute l'encouragement au vol, la drogue, la vie sexuelle précoce, l'antimilitarisme, le rejet, outre celui de la famille, de la société et de la nation, et la justification de la violence ! Même si elle semble surtout s’en prendre aux éditeurs éloignés de ses convictions politiques, ses attaques visent un grand nombre d’éditeurs. Nul ne sera surpris des charges contre des éditeurs de gauche, comme La Farandole. En 1987, on reproche aux éditions Syros des livres parus en « Souris noire ».
On dirait que l’auteur ne supporte, ni l’évocation de la solitude et de la sexualité de l’adolescent, ni celle de la maladie et de la mort, encore moins celle de réalités sociales ou économiques contemporaines, comme le prouve son aversion pour la collection « Mon bel oranger », publiée chez Stock. Le parti pris généralisé, nourri de lectures univoques et compulsives, rend inacceptables ces critiques.
La pamphlétaire, muette sur certaines dérives de la collection « Signe de piste », s’en prend à Gallimard à travers « Folio junior ». Les éditeurs novateurs sont dans la ligne de mire. L’Ecole des loisirs au rôle majeur dans le renouvellement de la littérature jeunesse ne pouvait sans doute pas être davantage épargnée que Christian Bruel, Le Sourire qui mord ou les albums d’Harlin-Quist. On extrait artificiellement une liste de mots jugés grossiers pour « descendre » le très utile récit de Susie Morgenstern, intitulé La Sixième. Reprenant un procédé fréquent à l'extrême droite, l’auteur dénonce « un plan visant à s'emparer de l'enfance », un complot, « mis en place il y a 60 ans » (sic), unissant auteurs, illustrateurs, éditeurs, éducateurs et bibliothécaires. Leur but ? «démanteler les structures actuelles de la civilisation occidentale contemporaine, de déstabiliser la famille, de discréditer l'ordre social, les mœurs, et d'affaiblir les lois, l'Armée, la sécurité, la nation ». Illustration très claire de la difficulté à admettre les nouveaux territoires de la littérature à destination de la jeunesse.

L'ancrage dans le réel et l'Histoire, toujours surveillé de près.
Deux tendances antagonistes, avec leurs propres détracteurs, ont toujours traversé l’Histoire du livre pour la jeunesse. L’une privilégie le merveilleux, longtemps fort suspect, en France du moins, car la littérature anglo-saxonne n’a jamais eu, semble-t-il cette méfiance, (elle le prouve encore aujourd’hui avec Harry Potter), l’autre tente d’appréhender les réalités sociales ou psychologiques qui aideront l’enfant et l’adolescent à accepter le monde tel qu’il est. Loin de se cantonner dans le thème de l’aventure, cliché du récit admis par tous, la littérature jeunesse est entrée de plain-pied, déjà au cours des années 70, dans le monde actuel dont elle reflète peu à peu tous les aspects.
Heureusement, nous sommes bien éloignés de l’époque où le contenu idéal des livres destinés aux jeunes devait être un paradis sucré, aussi insipide qu’anodin. Encore le merveilleux « irréel » était-il encore parfois banni. On pense aussitôt à l’histoire de ce roi qui souhaitait que son prince de fils ne soit pas exposé à la réalité du monde extérieur jugé trop cruel. Il interdisait donc toute mauvaise nouvelle. On connaît la suite : confronté un jour à la dure vérité, le prince ne lui a pas survécu. Ce n’est certes pas une raison pour ne proposer à la jeunesse que des tranches de vie bien dramatiques, pleines de cadavres sanguinolents, (comme dans Barbe Bleue), de père égorgeur, (tel celui du Petit Poucet qui trucide ses propres filles), ou incestueux, (voyez le géniteur de Peau d’Ane). Il existe aussi des pères lâches ou absents, n’est-ce pas Monsieur Lepic ? des adultes sadiques qui fouettent les enfants, chez Mme de Ségur. Une façon de rappeler que chacun peut construire une lecture par trop unilatérale et bornée, comme s’il était nouveau que « le réel investisse les pages des livres d’enfants ». Une façon aussi de dire que s’ils le font avec suffisamment de profondeur psychologique, de tact et de sensibilité, et c’est le plus souvent le cas, les auteurs de la littérature jeunesse peuvent, dans leurs fictions nuancées et subtiles, aborder des thèmes forts et nécessaires parce qu’ils sont ceux du monde dans lequel leurs lecteurs vivent.
L’amour était déjà au cœur des histoires traduites de l’Allemand Peter Härtling, comme Ben est amoureux d’Anna (1981) ou Jitka, reprises en « Pocket Junior ». Le Coup de foudre, titre de Nicole Schneegans, est à double sens mais il est pris dans son acception restreinte par Susie Morgenstern qui préfère s’attarder sur la faim d’aimer dans Premier amour, dernier amour.
Gudule s’adresse à des adolescents et n’esquive pas la première relation sexuelle dans L’Amour en chaussette, chez Thierry Magnier, en 1999. Adieu mes douze ans déclare Annie, le personnage de Betty Miles (1994), quand ses premières règles apparaissent. Des réalités plus crues, peuvent être traitées. Christophe Honoré, à travers l’histoire de P’tit Marcel, évoque le sida qui atteint le frère aîné dans Tout contre Léo (1996). C’est aussi cette maladie qui frappe Thomas, le contaminé par transfusion sanguine, dans La Vie à reculons de Gudule. Dans Mon cœur bouleversé (1999), P’tit Marcel a trois ans de plus et Léo est mort. L’adolescent voit ses parents incapables de faire le travail du deuil. « Je ne suis pas une fille à papa » (1998) affirme la fille aux deux mamans d’Honoré, et l’homosexualité est en filigrane dans le récit de Chris Donner : Les Lettres de mon petit frère (1991), tout comme dans le roman Comme le font les garçons (1998), de Marie-Sophie Vermot. Thierry Lenain a su, sans nourrir chez les lecteurs de fantasmes de peurs permanentes, faire allusion à la pédophilie dans La Fille du canal. Roger Judenne en abordant les rumeurs mensongères donne un autre éclairage dans Bruit de couloirs (1999). L’inceste, illustré par le cas d’une fillette abusée par son oncle, exigeait le tact de Claire Mazard, (Maman, les p’tits bateaux). Claude Clément parle du viol, dans sa fiction intitulée La Frontière de sable et Virginie Lou s’insurge contre les violences qui touchent à l’intimité, dans Je ne suis pas un singe. On hésite parfois à citer ces exemples, rares par rapport à une abondante production, parce que l’on redoute leur exploitation malsaine par les tenants d’un retour à l’ordre moral et les esprits régressifs qui semblent hélas les produits corollaires des crises économiques ! (1) Admettons d’abord que les enfants ne sont pas troublés par les mêmes choses que leurs parents. Certains changements de la société méritent d’être abordés moins gravement, la nudité par exemple. L’acte que Louise ne parviendra pas à réaliser en vacances, se mettre en tenue d’Eve, en 1997, dans La Vérité toute nue de Brigitte Smadja, le garçon imaginé par Alain Grousset l’a accompli en 2000, puisqu’il peut raconter Mes premières vacances tout nu (en « Première Lune »). Emilien, l’adolescent de Marie-Aude Murail veut être Baby-Sitter… et Anne Fine imagine des garçons qui veillent paternellement sur des Bébés de farine, pour s’initier à la paternité. Les filles sont parfois confrontées à des situations plus graves. L’adolescente Christine découvre qu’elle est enceinte et, En plus, c’était pas prévu (1997), raconte Marie-Sophie Vermot. Va-t-elle élever cet enfant plus tard ? Dans A. comme voleur de Jean-Claude Mourlevat, Arthur, abandonné dans un appartement sans électricité, est contraint de voler pour se nourrir. C’est sur le toit d’une H.L.M. que se réfugie une famille expulsée, dans Valet de carreau de Régine Detambel. La maladie gravissime et la mort ne sont plus tabous dans ces ouvrages. La fin peut venir de la guerre, comme dans L’Oasis de Xavier-Laurent Petit, quand se déchaîne la terreur islamiste, comme en Algérie. C’est franchement Un enfant dans la guerre que montre Thierry Jonquet quand un adolescent irakien doit affronter les champs de mines. Alice Mead, dans La Croix d’Adem (1999), aide à comprendre l’épuration ethnique chez les Kosovars. Sauve-toi, sauve nous ! crie Noé à son père accidenté, comateux, puis amnésique, dans le roman de Marie-Sabine Roger.
Claire Laroussinie ne laisse pas de chance de survie au père victime lui aussi d’un accident, et son personnage, pour cacher sa douleur, s’écrie : Même pas mal. Dans Esie-la-Bête (1999), premier récit de Rose-Claire Labalestra, publié par Thierry Magnier, la fillette surnommée ainsi est née de handicapés mentaux et traitée à l’école de « débile ». Une large place a été faite depuis deux décennies, dans le roman juvénile contemporain, aux handicaps de toutes sortes. D’autres problèmes sociaux sont aussi naturellement abordés, le chômage et son cortège de misères, le racisme et la difficile intégration quand on a hérité d’une double culture, la violence des banlieues et de la rue. Mais c’est le fait de romans qui visent un lectorat déjà mûr et l’on a assez reproché les indications de tranches d’âge pour ne pas engager de mauvais procès aux éditeurs qui font leur travail en laissant les auteurs témoigner par leurs récits sur un monde contemporain perçu à travers une sensibilité souvent écorchée et une écriture sans effets inutiles.
Aujourd’hui, la surveillance ne s’est pas relâchée comme si l’écrivain publiant ses écrits, non « pour la jeunesse » mais dans les collections jeunesse, devait aller au-delà de sa soumission à la loi de juillet 1949 dont il faudrait citer tout le paragraphe 2 pour en démontrer le caractère excessif.
Sans doute faut-il rappeler que les membres de la commission relative à cette loi de 49, outrepassant leur rôle de censeurs dans la presse, sont intervenus dans le processus de création des auteurs et des éditeurs. Dès 1951, ils transmettent aux éditeurs des consignes précises sur la représentation souhaitable des personnages, les limites de « l’affabulation » tolérable et des instructions détaillées recommandant la variété des rubriques, une sorte de nouveau « catéchisme » de la presse juvénile ! (2) L’écrivain pour la jeunesse sait qu’il doit se plier à davantage de contraintes que le romancier pour adultes, même si tout auteur écrit à la suite d’une émotion, d’un questionnement, d’un besoin urgent d’accoucher d’une histoire qui s’est autant imposée à lui que la nécessité de respirer. Déjà bridé parfois par une autocensure inavouée ou inavouable et, au final, encore contrôlé par les directeurs de collections et les éditeurs, il dispose des droits de la fiction et doit en plus de méfier de ceux qui reprennent une vieille recette pour l’accuser d’appartenir à une « littérature industrielle ».
Germaine Finifter, défendant « Le roman miroir de la société» a raison de souhaiter que certains romans « donnent envie de mener sa vie sans la subir ». Elle osait conclure : « Souhaitons que la littérature de jeunesse fasse s’interroger ses lecteurs sur eux-mêmes et sur le monde auquel ils appartiennent ».
Geneviève Brisac, directrice de collections à l'Ecole des loisirs apporte un éclairage intéressant, dans Lire au collège en 1999, quand elle écrit : « Les histoires d’édition ne sont pas des contes de fées et contrairement à ce qui peut se passer en littérature générale, ce qui dérange et provoque est mis de côté : il ne faut pas inquiéter, telle est la règle du marketing des livres de jeunesse. » Condamnée à « ne pas se hasarder à dire la vérité », cette littérature se contente « du faux thriller, des semblants de violence urbaine, de la pathologie sociale pasteurisée ». Gudule se plaint aussi de «directrices affligées du redoutable "syndrome de l’instit." ». Existent-ils encore « ces redoutables chirurgiens esthétiques qui se donnent pour mission de biffer, remanier, transformer, cisailler, réaménager joyeusement les textes qui leur sont confiés, sans égard pour l'auteur » ? Laissons les écrivains écrire, laissons les enfants lire et souhaitons que chaque « prescripteur », refoulant ses névroses, soit un vrai « passeur de livres ».

(1) En exprimant de telles hésitations, justifiées par le pamphlet de 1985-1987, j’étais loin d’imaginer que les nouvelles attaques contre l’approche légitime des réalités actuelles dans la littérature jeunesse viendrait d’un hebdomadaire de « gauche » ! Voir le dossier publié dans Le Nouvel Observateur n° 1962, du jeudi 13 juin 2002 n° 1962 : Quand le rose vire au noir et ma réaction dans la "Lettre ouverte à propos de la littérature jeunesse" sur ce blog, à la date du 20 janvier 2010.
(2) Sur le rôle de la censure exercée dans la presse juvénile, on peut consulter Fictions et journaux pour la jeunesse au XXe siècle (L’Harmattan, 2009), pages 178-181.


Merci au rédacteur en chef Vincent Bocquet qui a publié cet article dans le n° 67 de Lire au collège p. 6-10 (printemps 2004), avant de présenter fort élogieusement Un siècle de fictions pour les 8 à 15 ans (page 10)

1 commentaire:

  1. Article très intéressant. Mais la censure et la relecture sont indispensables, ce sont des enfants qui lisent ces livres, arrêtons deux minutes d'en faire des gauchistes-citoyens-du-monde.

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